Chapitre V
Cette nuit-là, qui suivit l’arrivée de Maho le géant au pays de Fred le nain, la fée Lihi ne pouvait pas trouver le sommeil, tant son esprit était préoccupé. Longtemps elle resta assise dans un grand fauteuil à oreilles, recouvert de velours vert, où elle aimait souvent se tenir, car ce fauteuil était enchanté et lui inspirait de bons avis. À travers la fenêtre et par-delà le balcon de sa chambre, elle pouvait contempler le lac, aux eaux endormies, qui brillait sous la lune. La tête appuyée contre une oreille du fauteuil, Lihi, la bonne marraine des enfants de Fred le nain, réfléchissait avec une grande application.
« Il est sûr, se disait la fée, que Maho est un bon géant. Mais cela n’empêche que je suis très inquiète. Que va-t-il arriver maintenant ? Est-ce que ce géant veut rester longuement parmi nous ? Comment nous accommoderons-nous de sa taille et de son énorme masse ? Il va bien falloir qu’il bouge, qu’il se lève, qu’il se déplace… Le moindre faux pas, la moindre maladresse, et c’est la catastrophe ! Il peut tous nous écraser par simple mégarde ! »
Et Lihi, que ses pensées agitaient, posa sa tête contre l’autre oreille du fauteuil.
« Et puis, poursuivit la vieille fée en elle-même, il n’y a pas que sa stature qui soit redoutable. J’ai bien remarqué tout de suite que ce Maho avait une attitude… une attitude… comment dire ? (Lihi ne trouvait pas le mot) enfin, un comportement… des manières… bref, il a l’esprit malicieux ! Oh ! je ne pense pas du tout qu’il ait mauvais cœur, mais… »
À ce moment le fauteuil, qui écoutait attentivement les pensées de la vieille fée, eut un sursaut léger, ce qui surprit Lihi. Comme il avait, grâce à ses grandes oreilles, une ouïe très fine, le fauteuil venait d’entendre le vol lourd du père Ulu et il en avertit sans tarder sa maîtresse.
Aussitôt la fée se leva et trouva le vieux hibou, perché sur la balustrade du balcon.
— Je vois bien, Lihi, dit Ulu sans autre cérémonie, que vous veillez, vous aussi. Il n’y a que les gens sans cervelle qui dorment la nuit, et pourtant ils auraient mieux à faire.
Le hibou agita un instant ses ailes comme pour s’ébrouer et se racla discrètement la gorge. Il semblait vouloir faire une importante déclaration :
— Vous et moi, commença-t-il, sommes de vieilles connaissances, et, comme tous les vieux amis, nous nous sommes parfois querellés. Mais cela n’a jamais été bien grave. Or, vous et moi…
— Dépêche-toi, Ulu ! que veux-tu me dire ? demanda la fée, que le ton du hibou agaçait.
— J’y viens, j’y viens, fit l’oiseau de nuit sans se hâter. Vous et moi, disais-je, sommes les deux esprits les plus sensés de ce pays…
— Pas tant d’orgueil et pas de flatterie ! coupa sèchement Lihi.
— Écoutez-moi donc, je ne veux ni flatter ni me van ter. Mais je sais ceci : si vous ne dormez pas, Lihi, c’est que vous êtes inquiète, tout comme moi. Vous vous demandez ce que nous allons faire de Maho. Un géant est un géant ! Je vous l’ai dit hier et vous le répète : il n’y aura plus ni paix, ni tranquillité dans ce pays, tant que nous aurons cet hôte encombrant !
— C’est vrai qu’il est encombrant, murmura la fée pour elle-même.
— Il faut donc se résoudre à le faire partir, et tout de suite, poursuivit Ulu. Avant que la nuit ne s’achève, il pourra être loin. Ainsi nous retrouverons le calme, chacun vaquera de nouveau à ses affaires, tout rentrera dans l’ordre. Fred pourra continuer à extraire les diamants de sa mine, ses enfants viendront comme d’habitude écouter vos leçons et faire leurs devoirs…
La fée Lihi, qui était une gentille marraine, mais aussi une maîtresse très consciencieuse, approuva silencieusement de la tête.
— Enfin pour nous résumer, conclut le père Ulu d’une voix soudain tonnante, on ne peut pas continuer à vivre avec quelqu’un qui est plus grand qu’une montagne !
Lihi écoutait et réfléchissait.
— Que proposes-tu alors, demanda-t-elle, et que veux-tu faire ?
— User d’un sortilège ! fit Ulu d’une voix basse et précipitée. C’est la seule façon d’agir contre un être de cette dimension et vous seule ici avez le pouvoir de le faire déguerpir. Vous connaissez les incantations, les formules, les conjurations, les ensorcellements, les maléfices, tous les arcanes des envoûtements…
Et le hibou, tout en parlant, s’échauffait. Ses pattes frémissaient d’enthousiasme et ses aigrettes se gonflaient d’excitation.
— Assez, Ulu ! s’écria la fée.
Debout sur le balcon de son palais du lac, elle dressait sa taille bien droite et relevait sa tête aux cheveux blancs.
— Assez ! répéta-t-elle. Je ne veux plus rien entendre. Ce que tu me conseilles là est méchant et monstrueux. Va plutôt te coucher et sache que je ne suis pas une sorcière, mais une fée !
— Une fée sans baguette…, siffla perfidement le hibou, que la réponse de Lihi avait vexé.
C’était là une vieille histoire que la fée Lihi, la bonne marraine des enfants de Fred le nain, racontait parfois à ses petits élèves : jadis, étant jeune, il lui arriva de trop danser au bal de la Reine de la Nuit et d’y perdre un peu la tête, tant et si bien qu’elle laissa tomber sa baguette magique au fond du lac. Pour la consoler, Fred le nain lui avait bien fabriqué une baguette toute neuve avec un petit bâton de coudrier (c’est-à-dire de noisetier), qu’il avait peint en bleu ciel et auquel il avait fixé une magnifique étoile faite de lumineux diamants, mais elle n’était pas magique…
— Sans baguette… reprit Ulu en ricanant.
— Insolent ! Tu n’es qu’un insolent ! s’écria la fée hors d’elle. Va-t’en, que je ne te voie plus ! File immédiatement, sinon je m’en vais te châtier d’une manière telle que tu regretteras ton impertinence !
Les yeux de la fée menaçaient. Le père Ulu comprit qu’il en avait trop dit et s’effraya de voir Lihi en colère, car cela ne lui arrivait jamais. Aussi le vieux hibou, après avoir balbutié quelques mots d’excuses incompréhensibles, quitta la balustrade et s’envola rapidement vers la sombre forêt.
La fée gagna sa chambre en tempête, et cette entrée, qui fit du vent, agita toutes les pendeloques du grand lustre de cristal, qui laissèrent entendre une délicieuse et apaisante musique en s’entrechoquant délicatement. Mais Lihi ne se calmait pas. Elle allait et venait en grommelant : Ah ! Ulu s’était moqué d’elle ! « Une fée sans baguette », avait-il osé dire ! Elle écumait de fureur.
Enfin elle s’assit dans son grand fauteuil pour reprendre haleine et posa sa tête contre la douce oreille de velours vert. Ce que le fauteuil lui insuffla pour la consoler et la conseiller est un secret de cette nuit. Mais au bout d’une heure, tandis que Maho le géant et Miny s’apprêtaient à faire un grand festin de lune, on vit la fée ressortir sur son balcon et se pencher au-dessus des eaux argentées du lac.
Appelait-elle ? Parlait-elle à quelqu’un ? Comme une légère brise se levait et faisait clapoter les vaguelettes au pied du palais, nul n’aurait pu entendre ce qui se disait. Et pourtant c’est à cette heure que se joua un événement si important qu’il devait en vérité transformer toute la suite de l’histoire.